Si la Vida du troubadour Jaufre Rudel soulignait les « paubres motz » employés par le poète dans ses chansons, Arnaut Daniel, lui, contraste fortement avec ses « caras rimas ». N’en déplaise à celui qui est qualifié de « meilleur ouvrier » de sa langue maternelle, qui ouvre pourtant le premier de ses chants par une « Chançon do’lh mot son plan e prim ».
Les mots peuvent bien être « plan e prim », leur mise en chanson relève d’un travail d’orfèvre dont ils sont la principale matière : « Obre e lim/Mots de valor ». A l’instar des alchimistes, Arnaut Daniel bat le fer du mot puis le cisèle pour le transmuter en or pur : « E capug e doli / Que seràn verai e cèrt/ Quand n’aurai passat la lima ».
Contrairement à son contenu, la pièce scatologique “Pos Raimon e’N rucs Malècs » d’Arnaut Daniel ne manque pas d’élégance : malgré la singularité de son sujet, la pièce est bâtie selon les canons habituels de la canso : 5 coblas de 9 vers de 7 et 8 syllabes suivies d’une tornada. La séquence des mêmes rimes uniquement masculines dans la strophe est à souligner.
La structure de ses chants se compose principalement de 6 coblas, parfois de 7 et d’une tornada, signée ou non, qui varie entre 2 et 4 vers. Le poète privilégie trois types strophiques : la strophe hétérométrique avec une partie frontale (frons) hepta- ou octosyllabique qui s’oppose à une cauda décasyllabique indivisible de trois vers, correspondant aux chants IV, V, VIII, XII, XV (de même que la chanson VI d’une structure similaire). Le deuxième est la strophe monomètrique de heptasyllabes et/ou octosyllabes bipartite en une frons de deux pieds et une cauda indivisible de trois vers ou bien une cauda de quatre vers divisible en deux couplets (versus), pour les chants III, IX, X (et par extension les chants VII et XIII). Les chants XI, XIV, XVI se regroupent sous la strophe monomètrique de décasyllabes avec une frons de deux pieds et une cauda indivisible de trois vers ou bien une cauda divisible de quatre vers. La chanson II pourrait s’y rattacher. Une seule chanson reste irréductible, la première.
Les rimes d’Arnaut, qu’elles soient internes ou finales, unisonans, doblas ou estamps sont mises au service de ses « mots fous », de forme souvent monosyllabiques. Sa nette préférence pour les rimes unisonans lui permettent de faire résonner le chant du mot qui s’accorde à son sens dans une réunion géniale du fond et de la forme. Cela aboutit à la création de ses images à contre-courant.
Transfigurés par le jeu de la forme, les motifs les plus traditionnels deviennent marginaux. La reverdie laisse place à l’automne et à l’hiver puis renaît dans une explosion de couleurs et une cacophonie lyrique où « les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Maître des oppositions, Arnaut n’a de cesse de jongler avec le haut et le bas, la douleur la plus profonde suivie de la Joie la plus élevée, comme sa dame qu’il adore de la tête aux pieds. Mais l’inversion des deux pôles du bas et du haut n’est pas suffisante à Arnaut qui bouleverse à nouveau ses codes en créant le schéma de la sextine.
Ce poème de six coblas dont chacune se termine par un mot-rime qui reparaît, diversement distribué, dans les vers de toutes les strophes (et comme le nombre de vers par strophe est égal à celui des coblas, chaque mot-rime occupe une fois chaque place) est le premier d’une longue série. Les coblas sont capfinidas : le dernier mot-rime d’une cobla devient le premier de la suivante. Dans la tornada les 6 mots-rimes sont bloqués dans les 3 vers : a b c d e f f a e b d c c f d a b e e c b f a d d e a c f b b d f e c a e c a.
Oraison, Amour et musique remplissent ses jours et ses nuits comme autant de mots-clefs ayant tous le jeu en commun. Ce jeu qui le fait se méfier des dés plombés et le pousse à parier, remettre en jeu et gagner le cœur de sa dame non plus sous la tyrannie du hasard mais guidé par Amour. Ce jeu qui déteint sur les mots et sur la forme, lui, l’inventeur de la sextine et de « mots fous, de sottes paroles », fait fi des règles existantes pour jouer les siennes autrement plus exigeantes. Les jeux de mots se meuvent en jeu de langue puisqu’il n’a pas recours à son propre dialecte : invité en Auvergne, il caricature l’auvergnat, à la cour d’Aragon, il crée une langue factice !
L’ouvrier, l’artisan, l’orfèvre ne serait-il pas alors également un magicien du verbe ? Ayant parfaitement assimilé les leçons d’Amour, le paradoxe de la fin’amor et du Joi fait de plaisir extrême et de douleur profonde, ne cherche-t-il pas à échanger les lois de la nature en faisant pleuvoir le soleil, en nageant à contre-courant et chasser le lièvre avec le bœuf ? Chercher à triompher des saisons dans un éclat d’alchimie pour célébrer la dame parfaite, le Joi parfait et donc le chant parfait ?