Nombreux sont les princes de Blaye qui portèrent le nom de Jaufre Rudel rendant ainsi difficile l’identification du Jaufre Rudel troubadour. Quels que soient les éléments biographiques de la vie du poète de Blaye, ils ne sauraient changer les termes de sa légende qui, bien plus que sa poésie, a fait la postérité du troubadour.

Vie & légende

Nombreux sont les princes de Blaye qui portèrent le nom de Jaufre Rudel, nom apparaissant en outre bien au-delà des frontières du Blayais. Cette multiplicité rend difficile l’identification du Jaufre Rudel troubadour et plusieurs hypothèses sont avancées. L’hypothèse la plus connue et qui est encore adoptée par Roy Rosenstein est que notre poète serait le Jaufre Rudel II de Blaye sur lequel justement les renseignements sont les plus clairsemés. Il apparaît dans les chartes de l’abbaye de Tenaille et dans le cartulaire du prieuré de Saint-Gemme. Roy Rosenstein daterait sa naissance aux alentours des années 1100 et au plus tard en 1115.
Le Jaufre historique

Ce Jaufre Rudel aurait accompagné Louis VII et Aliénor, alors reine de France, lors de leur expédition pour la deuxième croisade en 1147 et il n’en serait jamais revenu. On daterait alors sa mort en 1148. Si notre poète est bien celui-ci, avant de faire partie, à l’âge mur, de la troupe menée par Aliénor d’Aquitaine et son époux, il aura eu maille à partir, dans sa jeunesse, avec le grand-père de cette dernière, un autre troubadour, aujourd’hui connu comme le premier faute de témoignage antérieur, le truculent Guillem IX d’Aquitaine (1071-1126). Ce dernier a en effet repris la forteresse de Blaye à Girard, père de Jaufre Rudel en y détruisant tours et fortifications. La forteresse ne revint à Jaufre Rudel II de Blaye que sous le règne de Guillaume X, fils du Troubadour et père d’Aliénor.
Jaufre Rudel
La légende

Quels que soient les éléments biographiques de la vie du poète de Blaye, ils ne sauraient changer les termes de sa légende qui, bien plus que sa poésie, a fait la postérité du troubadour. Sa vida, écrite au XIIIe siècle, a fasciné et fascinera encore car elle contient en substance tout le mystère de la naissance du désir et de l’amour de même qu’elle véhicule l’essence de la création troubadouresque. Tombé amoureux de la comtesse de Tripoli sur les simples déclarations des pèlerins venus d’Antioche, le prince de Blaye se met à composer de nombreux vers à son sujet et habité par le désir de la voir prend la mer pour aller la rejoindre. Sur le bateau il tombe malade et, selon les versions, il perd l’ouïe et l’odorat ou la vue et l’odorat. Il parvient quand même sur les terres de sa Dame, celle-ci prévenue se rend à son chevet. Sentant qu’il est en présence de la dame tant désirée, il retrouve ses sens perdus juste avant de mourir dans ses bras. Ce même jour, voyant que Jaufre Rudel n’est plus de ce monde, elle décide de s’en retirer en se faisant religieuse. Cette histoire, qui forme quasiment un texte littéraire indépendant, donne une vision absolue de l’amour et du désir. La dame aimée ne saurait être possédée, elle reste l’ailleurs que l’on ne cesse de désirer car on ne saurait jamais vraiment l’atteindre. Et les mots et les sons que l’on tend vers elle sont la métaphore de ce désir toujours renouvelé pour elle. De desir mos cors no fina vas selha ren qu’ieu pus am, « Mon cœur n’en finit pas de désirer celle que j’aime le plus » chante le troubadour dans Quan lo rius de la fontana. Cette légende d’amour révélé et de mort précoce, de désir indestructible et de renoncement total mais surtout de la quête du vrai et de l’absolu a fait la célébrité de Jaufre Rudel et lui a conféré, par ce voyage orphique inversé, le statut de chantre absolu du désir troubadouresque.

 

La vérité poétique

Et c’est cette légende qui est sans doute au plus près de la vérité du poète, car son rédacteur a, pour l’écrire, cherché au cœur de sa poésie. Les rédacteurs des vidas des troubadours, dont Uc de Saint Circ fut le principal, se sont tous appuyés sur les chansons des poètes pour réécrire leur vie sans se soucier, la plupart du temps, de la réelle exactitude des renseignements qu’ils fournissaient. Il s’agissait de présenter les chansons par le biais de leur auteur. Le rédacteur anonyme de la vida de Rudel a bien sûr extrait des vers de Rudel la figure de cette dame lointaine pour laquelle il se croise :

 

Je tiens bien pour véridique le Seigneur
c’est pourquoi je verrai l’amour lointain ;
mais pour un bien qui m’en échoit,
j’en ai deux maux, car il m’est trop lointain.
Ah ! fussé-je pèlerin, là-bas, de sorte que mon bourdon et ma couverture fussent
contemplés de ses beaux yeux !
Be tenc lo Senhor per veray
¨Per qu’ieu veirai l’amor de lonh ;
Mas per un ben que m’en eschay
n’ai dos mals, quar tan m’es de lonh.
Ai ! car me fos lai pelegrins,
si que mos fustz e mos tapis
fos pels sieus belhs huelhs remiratz !

 












Que nul ne s’étonne à mon sujet
si j’aime ce qui jamais ne me verra,
car mon cœur n’a joie d’aucun autre amour,
que de celui que je ne vis jamais;
et aucune autre joie ne le réjouit autant,
et je ne sais quel bien il m’en viendra.
[...]
Je sais bien que jamais d’elle je n’ai joui,
et que jamais de moi elle ne jouira...

Mais il est surtout allé très loin dans la compréhension de l’entreprise poétique de Jaufre Rudel afin d’en composer cette histoire qui, moins que sa légende, pourrait être considérée comme une des plus justes illustrations du message de l’âme rudelienne :

Nuils hom no·s meravill de mi 
S’ieu am so que ja no·m veira,
Que·l cor joi d’autr’amor non ha
Mas de cela qu’ieu anc no vi,
Ni per nuill joi aitan no ri,
E no sai quals bes m’en venra.
[…]
Ben sai c’anc de lei no·m jauzi,
Ni ja de mi no·s jauzira...

 







 

 

 

 

 


Les cançons


Las vidas

Poésie

Postérité

Jaufre Rudel est sans conteste le troubadour qui marque le plus l’époque moderne et contemporaine de son empreinte. La fascination exercée par la légende du prince de Blaye ne semble pas devoir tarir. Sa vida du XIIIe siècle, d’une troublante simplicité, se trouve être la source d’un désir créatif très prononcé qui a fait de « l’amour de loin » l’objet de nombreuses écritures et réécritures.


Théâtre


En 1895, Edmond Rostand offre à la grande Sarah Bernhardt le rôle de la princesse lointaine dans la pièce de théâtre du même nom , pièce qu’il lui dédie par ailleurs. Edmond Rostand qui se propose là de revisiter la légende du prince de Blaye n’accorde pourtant qu’une place réduite à son Joffroy Rudel (joué par De Max) dont la nature trop sensible est vite éclipsée par la fougue de son ami Bertrand d’Allamanon (incarné par Guitry) qui a embarqué avec lui sur le navire qui doit le mener à Mélissinde, nom choisit par Rostand pour sa princesse lointaine. La pièce traîne en longueur et en langueur, Mélissinde hésitant longuement entre l’amour pur que lui inspire Joffroy Rudel qu’elle ne connaît que par ses chansons et l’amour plus charnel que lui inspire Bertrand venu en éclaireur plaider la cause de son ami resté sur le navire. L’amour pur que Mélissinde éprouve pour Joffroy finira par triompher, elle le rejoindra juste avant qu’il ne meure pour ensuite se retirer du monde et laisser Bertrand à son sort de chevalier guerroyant et d’amant imparfait.
Poésie

Aragon, bien que ne mentionnant pas le nom de Rudel, ouvre son « Cantique à Elsa »  par un éloge de la dame aimée composé sur un jeu subtil entre le proche et le lointain rappelant les accents du troubadour de Blaye. D’autres enfin utilisent « l’amour de loin » afin de jouer sur les contrastes entre l’image d’amour épuré à laquelle il renvoie et la vision de l’amour qu’ils décrivent. Ce contraste se double en général de l’opposition entre passé et présent.

Sèrgi Javaloyès dans Sorrom Borrom livre une très belle épopée sur le cheminement tortueux de ce Gave qui se perd dans l’Adour avant d’atteindre son but ultime, son idéal ; les grandes eaux de la mer. Dans sa course éperdue le Gave devient l’émanation de l’âme rudelienne et de son irrépressible désir effleurant, avant de s’y fondre, les abîmes de sa dame-mer.

 

Opéra

Amin Maalouf quant à lui, s’il reprend la même légende dans son opéra, L’Amour de loin , l’enlève non seulement par l’extrême compréhension des éléments composant la vida du poète mais aussi par une très fine interprétation de ses chansons. Il nous donne à sentir l’extrême sensibilité et la grande envergure poétique de ce Jaufre Rudel que l’on voit prendre la mer résolu à voir cet absolu qui lui manque si férocement dans cette vie dissolue qui était la sienne : Clémence. Elle, cette image de l’amour idéal, est également, là-bas à Tripoli, en manque de quelque chose qu’elle ne connaît pas et qui lui fait sentir une lourdeur à l’âme. L’opéra se termine par une magnifique envolée lyrique de Clémence qui, face à la mort de son parfait amant, mêle son amour pour lui à l’amour de Dieu, auxquels elle se donne entièrement. Ces deux œuvres proposent une réécriture de la légende de Jaufre Rudel mais d’autres s’inspirent différemment de la vida du poète et de son amor de lonh.



Roman

Dans Lo Libre dels Grands jorns, Jean Boudou fait de la prostituée l’héritière de la dame des troubadours dont la comtesse de Tripoli est l’image la plus éthérée. Par un jeu subtil avec les éléments de l’Histoire médiévale, il nous prépare à cette transposition en faisant du marché des esclaves dans l’Orient des croisades le point ultime du périple de l’amour de loin :

Une fois la transposition opérée, il va même jusqu’à réutiliser un vers de Jaufre Rudel sans le signaler par des guillemets et en le fondant avec les motifs d’une chanson d’aube médiévale afin de souligner encore ce contraste terrible entre l’amour qu’il va faire avec la prostituée et le souvenir de la fin’amor qui habite son âme :

L’amour de loin d’Anne-Marie Garat , sous-titré « image », mêle élégamment les émotions amoureuses et poétiques de la narratrice au souvenir d’une étrange apparition lumineuse étroitement liée à la ville de Blaye et à son troubadour.

Partie de Clermont la Croisade se retournait contre Toulouse. Croix contre Croix... Pendant ce temps à Tyr les Sarrasins allaient reconquérir les places franques. Déjà les Lieux saints étaient tombés.
De Tripoli ou de Tortose filles et femmes nues, enchaînées. Au marché aux esclaves aboutissait l’amour de loin...
Partida de Clarmont la Crosada se revirava contra Tolosa. Crotz contra Crotz... D’aquel temps a Sur los Sarrasins se tornarián apoderar de las plaças francas. Ja lo Sant Lòc èra tombat.
De Tripoli o de Tortosa, filhas e femnas nusas, encadenadas. Sul mercat s’acabava l’amor de lonh...



 

Voilà pourquoi peut-être me revenait l’aube du rossignol dans ce bar miteux ? Loin est le château et sa tour... Nul guetteur ne criera l’aube.
Et certes pour attendre le jour il ne faut pas une fille de bar.
Es per aquò benlèu que me tornava l’alba del rossinhòl dins aquel bar tinhós ? Luènh es lo castèl e la torre... Cap de gaita cridarà pas l’alba.
Ni mai per esperar lo jorn cal pas una filha de bar.

 

Chanson

Alain Bashung, jouant lui aussi magnifiquement sur les contrastes, chante dans « Madame rêve » les fantasmes sexuels féminins pour que résonne plus fort à nos oreilles :

« On est loin des amours de loin, on est loin »

Mais nous n’en sommes pas si loin, tout dernièrement, en chantant « Jeanne », un amour d’un autre âge, entre rêve et réalité, proche et lointain, Laurent Voulzy semble s’être plus ou moins inspiré de l’amor de terra lonhdana de Jaufre Rudel. Nul doute qu’il ne sera pas le dernier.