Les chansons de Jaufre Rudel touchent par leur grande homogénéité de ton et de thèmes ; le prince de Blaye a composé ces six chansons autour des notions de distance et d'éloignement, d'empêchement et d'impossibilité, auxquelles se confronte la force de son désir de la dame; désir de la voir et d'en être vu, de jouir d'elle et qu'elle jouisse de lui.

L'homogénéité thématique

 D'aquest'amor suy cossiros
Vellan e pueys sompnhan dormen,
Quar lai ay joy meravelhos,
Per qu'ieu la jau jauzitz jauzen ;
Mas sa beutatz no·m val nien,
Quar nulhs amicx no m'essenha
Cum ieu ja n'aia bon saber.

D'aquest'amor suy tan cochos
Que quant ieu vau ves lieys corren
Vejaire m'es qu'a reüsos
M'en torn e qu'ela·s n'an fugen ;
E mos cavals i vai tan len
Greu er qu'oimais i atenha
S'Amors no la·m fa remaner.
Je suis soucieux au sujet de cet amour 
dans la veille et les songes du sommeil,
car c'est là que j'obtiens une joie merveilleuse,
car alors je connais la jouissance partagée dans la joie ;
mais sa beauté ne me vaut rien,
car aucun ami ne m'enseigne 
comment je pourrais avoir d'elle bonne saveur.

Je suis tant pressé par cet amour
que quand je vais vers elle en courant,
il me semble que je m'en revienne à reculons
et qu'elle s'en aille en fuyant ;
et mon cheval y va si lentement
qu'il sera difficile d'y atteindre un jour,
si Amour ne la fait m'attendre .
 



L'amour absolu


Cette force irrépressible qui va à contre-courant en courant est, parmi bien d'autres aspects, ce qu'a parfaitement saisi le rédacteur de sa vida
Le chant de Rudel, tel son désir, est lancé contre vents et marées vers l'autre, l'ailleurs.

Pus totz jorns m'en falh aizina
No·m meravilh s'ieu n'aflam,
Quar anc genser crestiana
Non fo, ni Dieus non la vol,
Juzeva ni Sarrazina ;
Ben es selh pagutz de mana,
Qui ren de s'amor guazanha !

De desir mos cors no fina
Vas selha ren qu'ieu pus am ;
E cre que volers m'enguana
Si cobezeza la·m tol ;
Que pus es ponhens qu'espina
La dolors que ab joi sana ;
Don ja non vuelh qu'om m'en planha.

Puisque toujours le plaisir m'en est refusé,
je ne m'étonne point si je m'en consume,
car jamais il ne fut – car Dieu ne le veut pas –
plus noble chrétienne, juive ou sarrasine ;
celui-là est vraiment repu de manne 
qui gagne un peu de son amour.


Mon cœur n'en finit pas de désirer
celle que j'aime le plus ;
et je crois que mon désir me trompe
si la convoitise me l'enlève ;
car elle est plus poignante qu'épine,
la douleur qui guérit par la joie ;
Je ne veux donc jamais que l'on m'en plaigne .


Il s'agit de la quête d'un amour absolu qui se nourrit de l'idée de l'ailleurs.

Ja mais d'amor no·m jauziray
Si no·m jau d'est'amor de lonh,
Que gensor ni melhor no·n sai
Ves nulha part, ni pres ni lonh ;
Tant es sos pretz verais e fis
Que lay el reng dels Sarrazis
Fos hieu per lieys chaitius clamatz !
Jamais d'amour je ne jouirai
si je ne jouis de cet amour lointain, 
car je ne connais de dame plus
gracieuse ni plus noble, ni près ni loin.
Sa valeur est si vraie et si parfaite
que, là-bas, au royaume des Sarrasins 
je voudrais, pour elle, être appelé captif .


La dame est un ailleurs

Jaufre Rudel pousse à son paroxysme cette idée, initiée par Guillem IX d'Aquitaine, de la dame comme d'un ailleurs que le regard échoue à saisir dans sa totalité, source de l'éternelle nouveauté du désir et du chant. 
Si Quan lo rossinhols el Folhos, Pro ai del chan essenhadors et Belhs m'es l'estius e·l temps floritz semblent avoir été composées pour une dame déjà vue, eu égard, notamment, à la description physique qu'en donne le poète de Blaye ; on y retrouve cette idée d'une distance irrépressible, d'une impossibilité amoureuse telle qu'elle semble parfois amener le poète à se tourner vers l'autre amour, celui de Dieu :

Lonc temps ai estat en dolor
E de tot mon afar marritz,
Qu'anc no fuy tant fort endurmitz 
Que no·m rissides de paor.
Mas aras vey e pes e sen
Que passat ai aquelh turmen,
E non hi vuelh tornar jam ays.

Mout mi tenon a gran honor
Tug silh cui ieu n'ey obeditz
Quar a mon joi suy revertitz :
E laus en lieys e Dieu e lor,
Qu'er an lur grat e lur prezen,
E, que ieu m'en anes dizen,
Lai mi remanh e lay m'apays.

Longtemps j'ai vécu dans la douleur,
désespéré de ma situation,
car je n'étais jamais si profondément endormi
que la peur ne me réveillât.
Mais maintenant, je vois, je pense et je sens
que j'ai dépassé ce tourment,
et je ne veux jamais y revenir.

Tous ceux que j'ai écoutés
me tiennent beaucoup à grand honneur
car je suis revenu à ma joie.
Je les en loue, elle, Dieu et eux
qui désormais ont leur désir accompli
et leur récompense,et quoi que j'en aie dit, 
là je me tiens et là je me repais.



L'aventure de l'invisible

Dans Quan lo rius de la fontana, Lanquan li jorn son lonc en may et Non sap chantar qui so non di, Jaufre Rudel, allant au bout de son désir de fin'amor, chante un désir pour une dame jamais vue et qu'il doute grandement de voir un jour, eu égard à la grande distance géographique qui les sépare. De cet amor de lonh, il ne peut obtenir avec certitude que la jouissance de l'esprit et du rêve. Voit-il dans cette aventure de l'invisible, où le cœur et l'esprit président à toute chose, la seule façon d'accéder à cet absolu de l'amour qu'il ne cesse d'invoquer dans ses chansons ? Croit-il que c'est dans l'inconnu et l'impossible que le parfait amour réside ? Et de quel amour s'agit-il ?

Ver ditz qui m'apella lechay
Ni deziron d'amor de lonh,
Car nulhs autres joys tan no·m play
Cum jauzimens d'amor de lonh.
Mas so qu'ieu vuelh m'es atahis,
Qu'enaissi·m fadet mos pairis
Qu'ieu ames e nos fos amatz.
Il dit vrai celui qui m'appelle gourmand
et désireux d'amour lointain,
car aucune autre joie ne me plaît autant
que la jouissance de l'amour lointain.
Mais ce que je veux m'est refusé,
car mon parrain m'a ainsi voué
à aimer sans être aimé.
 
Quoiqu'il en soit, cet amor de terra lonhdana, cet amor de lonh chanté si absolument et si sincèrement par Jaufre Rudel fait de lui un artisan majeur de la redéfinition de l'amour instaurée par le trobar. Il donne une illustration extrême de cette nouvelle vision des rapports amoureux et sexuels qui fait de la dame la suzeraine absolue. La dame désirée est celle dont on reconnaît ce qu'elle a d'insaisissable, elle n'est plus une terre à conquérir mais une terre que l'on ne saurait jamais totalement découvrir, c'est là sa puissance.